En guise d’auto-portait, Evelyne de Behr investit la bibliothèque avec une sélection d’éléments de sa « chambre à soi », concept clé de Virginia Woolf dans son combat féministe. Le principe étant que, les femmes étant totalement prise par les obligations domestiques et ménagères, elles ne disposent ni du temps ni de l’espace pour se constituer, se construire en égalité avec l’homme. Les rayonnages sont occupés par des livres familiers de l’artiste, de passionnants carnets de notes et de croquis, des fardes de documents (fiches de paye, courriers administratifs, demandes de subside), des objets naturels récoltés, des ébauches d’œuvres, des phases de recherches, des moulages, des ustensiles quotidiens pris dans le plâtre (serviettes, draperies), des matériaux en attente. Autant d’outils avec lesquels l’artiste se construit.
Quand on ouvre un bocal rempli de savons usés – évoquant d’abord une collection d’os de seiche et de coquillages – les parfums convoquent de nombreux souvenirs de salles de bain. Dans une vitrine, un dessin est exposé. C’est un de ces savons, photographié, retravaillé sur ordinateur, imprimé. L’artiste rentre dans le savon et ce qu’il évoque pour elle, à la loupe.
Par la concentration, la contemplation et l’identification qui s’établit entre l’objet et sa matière – initiale, mais l’usure, provoquée par l’eau et le frottement, est partie intégrante de sa texture -, l’artiste devient ce savon. Et elle le dessine au crayon de couleur sur papier d’imprimante. C’est autre chose que l’hyperréalisme. Dès que vous l’apercevez, illuminé sous sa vitrine, vous y voyez un galet sans âge, tendre et inaltérable, vibrant et vibrionnant comme une semence, le noyau d’une âme. C’est dans ce genre de trajet – le temps de vie du savon qui fond sur la peau -, sa conservation dans une collection en bocal, le cheminement infini que son image-symbole effectue dans l’imaginaire de l’artiste, le tracé de l’indéfinissable qu’il y imprime et, ensuite, l’usage de technologies modernes et ancestrales pour, à la manière d’un acte de magie, représenter son immanence merveilleuse, c’est à travers ce genre de percolation lente et méticuleuse que l’artiste se raconte, peut saisir et dire ce qu’elle est. Il est agréable de rester dans cette bibliothèque toute emplie d’une présence surprenante, palpable et irréductible à quelque sensation que ce soit. On fouine, on regarde, on feuillette, on reconstitue un puzzle d’indices, qui fait échos à nos propres souvenirs et existences, et on reste tenté par « faire l’expérience de singulières transformations de sa propre identité » (inscription dans un cahier de l’artiste).
Pierre Hemptinne
in Pointculture, 2019